Uashat mak Mani-utenam
« Mémoires du territoire »

Mettre en image la pensée de l'autre
Carl Morasse

Jusqu'à présent, ma participation aux activités du projet Design et culture matérielle : développement communautaire et cultures autochtones s'était avérée être un processus intime, voire exclusif : je me positionnais face à un réel que j'apprivoisais et que je saisissais avec ma caméra afin de le restituer, seul, dans ma salle de montage. De ce fait, jamais jusqu'ici ne s'était posée la question de la légitimité de mes images. Comme celles-ci découlaient toujours d'un fait réel vécu par un ou des partenaires du projet ainsi que par moi-même, leur bien-fondé allait de soi. Mais lorsque le vent tourne, la gouverne suit; et lorsqu'il n'y a plus lieu de filmer un événement, mais plutôt de porter en image un concept imagé par un autre, la donne change.

Ainsi, cet été, dans le cadre du volet « Mémoires du territoire », j'étais chargé de réaliser un court film dans lequel devaient s'imager 11 mots, 11 immatérialités, soit 11 valeurs innues définies par les membres du groupe de réflexion « Mémoires du territoire ». J'allais donc ranger ma caméra un instant, et profiter de mes trop courtes rencontres avec les membres de la communauté afin de discuter et de saisir, avec mes oreilles et non plus mes yeux, leurs pensées. L'essentiel était de réaliser comment eux abordaient ces 11 éléments, car en tant que Québécois qui partage avec l'Amérindien, depuis la Conquête anglaise, exactement les mêmes craintes, je me devais d'éviter de matérialiser à l'écran ma propre vision de la langue, de la culture ou du territoire. Il s'avérait même nécessaire que les images du film soient en partie les leurs, et que la bande sonore soit en quelque sorte leur mémoire. Ainsi, au lieu de filmer la nature de la communauté telle qu'elle m'apparaissait, je dirigeais davantage mon objectif sur les lieux, les gestes et les personnes que l'on m'avait identifiés. De telle sorte que, peu à peu, je délaissais l'interprétation filmique afin de m'aventurer sur les voies de la représentation, en l'occurrence celle des essences qui constituent la mémoire des Innus de Uashat mak Mani-utenam. Et il en fut de même lors de la seconde étape de création dudit film : le montage; car, comme tous les éléments d'un film sont porteurs de sens, l'exercice de combinaison des images ne devait pas en faire exception. Ainsi, l'ordre d'apparition des plans, leur durée et la constance de leur défilement rappellent, à mon sens, certains fondements de Innu aitun (la culture innue) dont la sérénité, l'équilibre et ce je-ne-sais-quoi encore qui fait que chaque partie est indissociable d'un tout.